- GRÈCE MODERNE - Langue et littérature
- GRÈCE MODERNE - Langue et littératureLe grec moderne est la forme à laquelle a abouti actuellement la langue grecque au cours de sa très longue évolution qui n’a subi aucune rupture de continuité. C’est la langue qui est en usage dans les limites de l’État hellénique, mais aussi dans les différents centres où, depuis des époques diverses, les Grecs sont installés: terres « irrédimées », colonies diverses, émigration, etc. Actuellement, comme jadis, la langue maintient chez tous les Hellènes le sentiment d’une communauté, en dépit de tout ce qui peut les diviser. Elle représente, pour eux, la perpétuation d’une tradition antique et de la tradition chrétienne, qui doit au grec sa diffusion dans le monde européen.Par littérature grecque moderne, on entend un ensemble d’œuvres écrites ou orales dont la langue grecque moderne constitue le véhicule. Certes, les limites en sont difficiles à tracer; le nouveau n’existe qu’au sein de l’ancien, et les racines de la littérature néo-hellénique s’enfoncent dans la période byzantine. Or une ligne de démarcation établie au Xe siècle ne serait, dans une certaine mesure, que conventionnelle. À partir de ce siècle, le nouvel esprit, tout en coexistant avec l’ancien longtemps encore, ne cesse de lutter pour son affranchissement: il s’agit de dépasser les contradictions culturelles, d’arriver à une synthèse à la fois nationale et linguistique. Parfois, cette synthèse fut partiellement atteinte (littérature crétoise, chansons populaires). Mais les antinomies de la société grecque sont trop profondes pour permettre une conciliation définitive au seul niveau d’une superstructure.La langue savante écrite (catharévousa ) entreprit, au cours des derniers siècles, de supplanter la langue populaire parlée (démotiki ). À la fin du XIXe siècle, la « question de la langue » connut un tournant décisif; la génération dite de 1880 réussit à imposer la langue populaire. Aussi doit-on garder en mémoire que la littérature grecque moderne, marquée par la longue controverse linguistique, porte les traces de ces vicissitudes et de ces contradictions.1. LangueCaractères extérieursLe domaine hellénique a toujours conservé une relative homogénéité dans l’ensemble des langues indo-européennes au lieu d’aboutir à des langues différentes. Le grec moderne confirme ce caractère. Cependant, à l’intérieur même de la langue, l’unité est loin d’être réalisée. En effet, le grec moderne présente trois aspects: démotique, dialectal et savant (catharévousa). Le grec démotique représente le résultat de l’évolution naturelle de la langue depuis la koinè hellénistique en passant par la koinè byzantine. C’est aujourd’hui la langue communément parlée par les Grecs (aux différences dialectales près). Jadis langue essentiellement parlée, la démotique a conquis, au XIXe et au XXe siècle, l’usage littéraire et une partie des usages techniques. Les dialectes qui se sont constitués au cours du Moyen Âge et en plusieurs étapes posent de nombreux et délicats problèmes (origine, répartition, classification, etc.). Certains d’entre eux ont même donné naissance à des littératures locales. La démotique s’est constituée en partant principalement des dialectes méridionaux. Néanmoins, les dialectes tendent à reculer devant la langue démotique commune. La langue savante n’est guère unifiée. Elle atteste des usages différents selon des dosages variés d’archaïsme (langue très savante, langue savante courante, langue mixte). C’est la langue de tout ce qui est officiel. De caractère artificiel, elle s’aligne sur l’actuelle prononciation malgré sa prétention à reconstituer l’ancienne langue. Elle s’écarte de la démotique par la morphologie et surtout par le vocabulaire. Ce conflit entre « purisme » et « démotisme », dont les origines sont lointaines et qui a revêtu des formes variées, constitue la « question de la langue » qui est une des difficultés du grec moderne.Caractères généraux de structure interneD’une manière générale, le grec, jusqu’à l’aboutissement actuel, a gardé l’essentiel de sa structure interne: rôle de l’accent, distinction du nom et du verbe, maintien des flexions, prédominance de l’aspect verbal, types de phrase, vocabulaire. Il y a plus d’adaptations et de renouvellements qu’il n’y a de transformations dans l’ensemble des parties de la langue.Les sonsLe grec moderne dispose d’un système vocalique très simple (cinq voyelles et une semi-voyelle). Ces voyelles sont brèves et ne s’allongent que sous l’accent. Elles peuvent se combiner en diphtongues et occuper n’importe quelle place dans le mot. Les consonnes, réparties en diverses séries, sont caractérisées par un développement des spirantes. Elles peuvent se combiner entre elles dans certaines conditions. En finale, la seule consonne possible est le s (exceptionnellement le n ). Dans la chaîne du discours, les mots sont très liés entre eux, de sorte que les traitements phonétiques concernent aussi bien les rapports entre les mots que les mots eux-mêmes.La morphologieLe grec moderne a non seulement maintenu, mais développé trois genres (masculin, féminin, neutre). Des analogies ont précisé cette distinction dans les substantifs et dans les adjectifs. Les jeux d’accent ne se produisent plus que dans les substantifs. D’autre part, le grand développement de l’article est particulièrement remarquable. Le système verbal est demeuré beaucoup plus conservateur: l’opposition d’aspect (présent, aoriste) domine toute la conjugaison. Les voix et les modes s’indiquent par les désinences. Des formes périphrastiques, à l’aide d’auxiliaires, ont été développées pour exprimer, par exemple, le futur, le conditionnel, le parfait (qui garde sa valeur d’aspect achevé). Le temps ne s’exprime qu’à l’indicatif. Les participes sont réduits et l’infinitif est depuis longtemps sorti de l’usage. C’est dire que la forme verbale néogrecque est étroitement liée à l’expression de la personne. Le système des prépositions s’est développé par des prépositions composées à côté des prépositions simples. Sauf influences savantes ou formules, les prépositions gouvernent toutes l’accusatif. Elles complètent les insuffisances d’une flexion limitée à quatre cas (nominatif, vocatif, accusatif, génitif). Une sorte d’équilibre s’établit ainsi entre une expression synthétique et une expression analytique.La syntaxeLe grec moderne connaît deux grands types de phrase: la phrase nominale et la phrase verbale. Ces deux types peuvent fonctionner indépendamment l’un de l’autre ou en liaison. La phrase nominale a, par elle-même, une signification complète; elle peut revêtir diverses formes; en général, elle impose un certain ordre des mots. La phrase verbale, plus répandue, est caractérisée par un ordre libre des mots; en réalité, il s’agit de la possibilité pour le verbe d’occuper le début, le milieu ou la fin de la phrase. La phrase est simple ou complexe. En ce dernier cas, elle peut comporter tout un système de propositions subordonnées, mais la coordination est particulièrement développée et tient lieu très souvent de subordination.Le vocabulaireLe vocabulaire grec moderne est très riche pour trois raisons: un gros héritage du passé (sous réserve de changements phonétiques et morphologiques); des emprunts au contact de langues allogènes à diverses époques (par exemple, nombreux emprunts au français à l’époque actuelle); des créations en tous domaines grâce aux ressources de la langue. Le grec moderne présente un vocabulaire généralement groupé dont la diversité se réalise grâce à la préfixation, ce qui lui donne un aspect homogène. Deux grands faits sont remarquables: la composition et la dérivation. La composition, extrêmement riche et aisée dans tous les domaines (du concret à l’abstrait), revêt les formes les plus variées et concerne toutes les parties du discours. Elle est notamment très utilisée par la langue littéraire, depuis la chanson populaire jusqu’aux plus hautes créations. La dérivation utilise de nombreux suffixes, dont beaucoup appartiennent à l’ancienne langue. Des suffixes ont été également empruntés à des langues étrangères et se sont parfaitement assimilés à la structure phonétique et morphologique actuelle.Le grec moderne est ainsi une langue qui contient une longue tradition de pensée et d’expression et qui, par ses créations littéraires, se tourne vers la pensée occidentale.2. LittératureDe Byzance à l’indépendanceAvant la prise de ConstantinopleDu Xe siècle à la révolution de 1821, le sort de l’hellénisme est lié à toute une série de péripéties, dont la domination franque (prise de Constantinople, 1204) et la domination ottomane (prise de Constantinople, 1453), constituent les périodes les plus caractéristiques. Cependant, si les Francs greffèrent la civilisation occidentale sur celle de Byzance, les Turcs ne tardèrent pas à montrer que leur occupation ne donnait aucune garantie ou perspective civilisatrices. Echappant longtemps au joug ottoman, quelques îles grecques (Rhodes, Chypre, Crète, îles Ioniennes) furent les principaux centres littéraires, où l’esprit de la Renaissances put s’épanouir.En pleine époque byzantine, une grande épopée, Digénis Acritas , dont la forme initiale date du début du XIe siècle est la première œuvre à présenter des éléments néo-helléniques; l’auteur, s’inspirant de chansons populaires du IXe et du Xe siècle qui célèbrent les luttes des acrites (gardes-frontière), sut combiner son érudition avec les sources populaires authentiques. Plus tard, d’autres œuvres, dont Poèmes prodromiques et Spanéas se situent dans l’atmosphère de la cour byzantine. La période de la domination franque est surtout représentée par la Chronique de Morée , long poème écrit vers 1300 sur la conquête du Péloponnèse. Au XIVe et au XVe siècle, quelques romans de chevalerie en vers (Libistros et Rodamné ), tout en conservant la tradition byzantine et populaire, témoignent d’une influence croissante de l’Occident: certains d’entre eux ne sont en fait que des adaptations d’œuvres étrangères. Les mêmes caractéristiques apparaissent plus ou moins dans d’autres poèmes du XVe siècle, tels L’Achilléide et la Geste de Bélisaire où la légende populaire joue un rôle capital. On peut aussi mentionner des fables animalières (ainsi le Pulologus , « livre de l’oiseau »), dans lesquelles l’élément didactique alterne avec la satire et l’humour.La littérature des îlesAprès la prise de Constantinople (1453), plusieurs érudits hellènes installés à l’étranger contribuent au mouvement de la Renaissance, mais leur apport à la littérature proprement dite est presque insignifiant. Il en va de même pour les régions soumises aux Turcs, où il n’y a pas de place pour la création littéraire, sinon pour la chanson populaire qui connaît, au cours des siècles suivants, une floraison remarquable.Restent les îles grecques qui, ayant gardé plus longtemps leur indépendance vis-à-vis des Turcs, maintinrent un contact étroit avec l’Occident. Fait nouveau – bien que dialectal –, c’est la langue populaire parlée qu’utilise toute cette littérature insulaire. Rhodes, avant de tomber au pouvoir des Turcs (1522), eut le temps de produire, au XVe siècle, des poèmes comme les Alphabets d’amour et les Jeux d’amour et d’inspirer un poète, E. Géorgillas (La Peste de Rhodes ). Chypre se distingue par sa prose: Assises de Chypre , les Chroniques de L. Machairas (XVe siècle) et de G. Boustrone (XVIe siècle), alors que, plus tard, les Poèmes d’amour chypriotes (XVIe siècle), d’une fraîcheur et d’un lyrisme peu communs, témoignent de l’influence italienne, surtout du pétrarquisme.L’emprise de l’Italie fut la plus forte en Crète, où la domination vénitienne (1204-1669), exercée là plus longuement qu’ailleurs, ne priva point l’île des conditions favorables à un épanouissement des arts. Dès le XVIe siècle se manifestent plusieurs poètes crétois plus ou moins importants: G. Choumnos (fin du XVe), M. Sclavos (début du XVIe), S. Sachlikis (début du XVIe). Le chef-d’œuvre de cette période est l’Apokopos de Bergadis (début du XVIe), poème didactique au lyrisme intense. Vers 1600, Voskopoúla (La Belle Bergère ), une idylle se rattachant au genre du Pastor Fido de B. Guarini, est encore d’une facture maladroite; mais, avec le théâtre du XVIIe siècle, la littérature crétoise atteint sa maturité. Le bilan en est riche: trois tragédies (Érophile, Le Roi Rodolinos, Zénon ), trois comédies (Katsourbos, Fortunatos, Stathis ), un drame religieux (Le Sacrifice d’Abraham ), une tragi-comédie pastorale (Panoria ). Ces pièces, toujours imitées ou inspirées d’œuvres italiennes, n’en manifestent pas moins les aspects poétiques originaux de la langue crétoise. Deux poètes surtout dominent cette période: G. Chortatzis (XVIe-XVIIe siècle) et V. Cornaros (XVIIe siècle). Le premier, érudit, styliste de talent, se consacre exclusivement au théâtre; le second, plus impulsif, plus proche de la chanson populaire, écrivit, outre Le Sacrifice d’Abraham , le long poème épique Erotocritos (1640-1660), qui est comme le chant du cygne de la littérature crétoise, étouffée en 1669 par la conquête turque.Pourtant, cette tradition, transplantée dans les îles Ioniennes, qui ne connurent jamais d’occupation ottomane, donnera plus tard des fruits précieux. Quant aux lettres ioniennes, si la poésie y prolonge parfois, au début du XVIIIe siècle, certains aspects de la littérature de la Crète (P. Katsaïtis), un recueil de vers comme les Fleurs de piété (1708) atteste un esprit nouveau, alors que la prose religieuse en langue populaire (F. Scoufos, 1644-1697; E. Miniatis, 1669-1714) constitue un apport ionien original.Conflits linguistiquesLe XVIIIe siècle en Grèce est surtout marqué par l’expansion d’une noblesse administrative, les phanariotes. Aristocratie créée autour du patriarcat de Constantinople pour servir les Turcs, elle joue un rôle de plus en plus important à partir du XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle, les phanariotes dirigent tant la vie intellectuelle que la vie politique des Grecs. Conservateurs, conformistes, partisans de la langue archaïsante, les phanariotes contribuèrent certes au développement de certaines sciences, mais leur apport reste médiocre dans le domaine littéraire.La vraie poésie existe, mais ailleurs, dans la chanson populaire. Fruit d’une longue tradition ininterrompue, elle atteint son apogée au XVIIe et surtout au XVIIIe siècle; sous la forme « cleftique », elle célèbre les exploits contre les Turcs. Chortatzis et Cornaros puisèrent abondamment à cette source, ainsi que les poètes du XIXe siècle.À mesure que l’éveil national s’accélère, la question de la langue se pose d’une façon impérative. Aux « archaïstes » s’opposent énergiquement les « vulgaristes » (D. Katartzis, 1720-1807, et ses disciples). A. Coray (1748-1833) choisit une troisième voie, proposant pour la langue un compromis, une épuration des éléments archaïsants ou vulgaires. Que se cache-t-il derrière ces controverses? En réalité, il s’agit d’un conflit profond entre les milieux privilégiés (phanariotes, clergé orthodoxe) et les progressistes (liés surtout à la nouvelle bourgeoisie de la Grèce du Nord et des colonies commerciales d’Occident); la question de la langue ne constitue d’ailleurs qu’un aspect de ce conflit. Trois poètes « avant-coureurs », partisans de la langue populaire, R. Ferraios (1757-1798), J. Vilaras (1771-1823) et A. Christopoulos (1772-1847), dominent cette période immédiatement prérévolutionnaire.Luttes idéologiques, question linguistique, « Lumières », classicisme, préromantisme, tout est en marche. La révolution de 1821 créa les conditions d’un renouveau.Après la révolution de 1821L’école de l’HeptanèseJuste après le déclenchement de la révolution, l’apparition du poète zantiote Denys Solomos (1798-1857) devait conduire à une synthèse riche d’avenir; la culture italienne, le romantisme, les idées des Lumières, la littérature crétoise et la chanson populaire, l’idéalisme allemand même en sont les caractéristiques principales. Autour de Solomos se rassemblent les plus importants littérateurs des îles Ioniennes (A. Matésis, 1794-1875; I. Typaldos, 1814-1883; G. Tertsétis, 1800-1874), qui constitueront, jusqu’à la fin du XIXe siècle ce que l’on appelle l’école de l’Heptanèse. Il faut néanmoins noter quelques exceptions: A. Lascaratos (1811-1901), A. Valaoritis (1824-1879) et A. Calvos (1792-1869), contemporain et compatriote de Solomos, mais qui se situe aux antipodes de celui-ci. Archaïste, tout ensemble classique et préromantique, il s’inspire principalement de la révolution pour composer ses odes à la langue bizarre, à la versification originale et dont l’inspiration puise à des sources diverses. Il fut un grand poète solitaire.À Athènes, la situation est différente. Après la création de l’État grec, les phanariotes, installés dans la capitale et assumant les responsabilités tant administratives qu’intellectuelles y apportent leur esprit moqueur, leur faculté d’adaptation, leur culture française, leur archaïsme rétrograde. Classiques par tradition, ils n’ont pas de mal à s’adapter aux nouvelles exigences de la mode. Panayotis Soutsos (1806-1868) introduit le romantisme (1831); son frère Alexandre (1803-1863), poète satirique imitant Béranger, ne se soucie que d’énoncer en vers ses idées. Quant à A. Rizos Rangabé (1809-1892), une figure imposante, il marque tout le XIXe siècle par la variété de ses préoccupations littéraires.C’est sur ce romantisme phanariote que se fonde « l’École athénienne » : T. Orphanidis (1817-1886), D. Valavanis (1824-1854), J. Carassoutsas (1824-1873), D. Paparrigopoulos (1843-1873), S. Vassiliadis (1844-1874), A. Paraschos (1838-1895). Les conditions sociales imposent de plus en plus une rupture avec la réalité; il n’est pas étonnant que les poètes athéniens, sous l’influence de Byron ou d’Alfred de Musset, fassent du « mal du siècle » un pleurnichement continuel, se suicident ou meurent jeunes de tuberculose ou de marasme. Si quelque mesure apparaît parfois (G. Zalocostas, 1805-1858), l’exagération n’en reste pas moins la règle générale.À la même époque, l’historiographie et les Mémoires constituent deux manifestations non négligeables. Le cas du général Macriyannis (1797-1864) demeure unique. Homme du peuple, héros de la révolution sans culture, ses Mémoires sont néanmoins une précieuse source d’histoire et un chef-d’œuvre de prose néo-hellénique en langue purement populaire.Roïdis et l’expression critiqueNaturellement, la prose athénienne dans son ensemble ne pouvait échapper à l’emprise romantique et puriste. Après 1850, des prosateurs tels que S. Xénos (1821-1894), Rangabé (1809-1892), P. Calligas (1814-1896) cultivent le roman historique, sous l’influence, directe ou indirecte, de Walter Scott. Esprit critique, satirique, impitoyable, E. Roïdis (1836-1904) (La Papesse Jeanne , 1866) réussit non seulement à bafouer la bigoterie, mais aussi à dépasser le verbiage romantique par son style sobre, brillant et rationnel.Roïdis marque toute son époque : il est bien douteux que, sans lui, la pensée critique athénienne eût pu s’affranchir si vite des conventions. En effet, les concours poétiques universitaires (1851-1877), ayant pour juges des professeurs de l’université d’Athènes, ne visaient qu’à imposer la langue savante et à condamner le romantisme comme « poésie étrangère, non hellénique ». Mais la critique trouve du moins un terrain favorable dans les îles Ioniennes (E. Staïs, 1817-1895; I. Polylas, 1826-1896; G. Calosgouros, 1849-1902; C. Assopios, 1785-1872), où la poésie et la prose avaient atteint leur pleine maturité.Autour des années 1880, toutes les conditions d’un véritable renouveau étaient réunies. En 1862, le roi Othon avait été expulsé, l’industrialisation du pays, quoique rudimentaire, avait commencé, une nouvelle bourgeoisie s’affimait; l’art nouveau devait exprimer sourtout une réconciliation avec la réalité. En 1871, N. Politis, qui inaugura l’étude scientifique du folklore, démontrait déjà la portée de la civilisation et de la langue populaires; le fossé entre l’école de l’Heptanèse et celle d’Athènes commençait d’être comblé, des poètes ioniens s’imposant à la vie intellectuelle de la capitale, tandis que la presse athénienne, en plein essor, offrait volontiers ses colonnes aux jeunes littérateurs. Une nouvelle génération, celle de 1880 (C. Palamas, 1859-1893; G. Drossinis 1859-1951; N. Cambas, 1857-1932), entreprit l’effort d’un changement profond.Vulgaristes et puristesLes difficultés ne manquaient pas, dues en partie à une vive réaction des tenants de l’archaïsme. Mais, en 1888, Mon voyage , de Jean Psichari (1854-1929), constitue une étape essentielle du mouvement vulgariste. La génération de 1880 avait trouvé son chef de file, qui, par sa formation scientifique aussi bien que par son tempérament, était le plus apte à diriger convenablement la lutte pour la langue populaire. Une autre personnalité, le poète C. Palamas, jouera parallèlement un très grand rôle littéraire pendant un demi-siècle, se faisant l’écho de tous les courants esthétiques et philosophiques de son temps; le sort du lyrisme néo-hellénique, comme celui de la langue populaire, fut étroitement lié à sa personne et à son œuvre immense, qui embrasse tous les genres littéraires. Ainsi, pour les poètes dont les œuvres sont publiées peu avant 1900, parmi lesquels, C. Chatzopoulos (1868-1920), M. Malakassis (1869-1943), J. Cryparis (1870-1942), parnassiens ou symbolistes en règle générale, le problème de la langue est déjà résolu.Au début du XXe siècle, le nationalisme va de pair avec le nietzschéisme régnant, en même temps que les premières idées socialistes se répandent, suscitant de longues discussions. C’est dans ce climat d’effervescence sociale et idéologique qu’apparaît un jeune poète, A. Sikélianos (1884-1951), dont le lyrisme flamboyant participe au culte de l’Antiquité, où il voit un modèle, non seulement d’art, mais de vie. Au contraire, C. P. Cavafy (1863-1933), un grand poète original, sceptique et désabusé, oppose au vulgarisme son purisme, au verbe exubérant le rythme prosaïque de sa critique, aux slogans nationalistes son individualisme.Au cours de la période 1880-1920, la prose ne fut point négligée. À partir de 1880, la nouvelle succède au roman historique, plus généralement la couleur locale et la peinture des mœurs au culte du passé, sous l’influence et du naturalisme français et du goût nouveau pour le folklore. La nouvelle se révèle comme le genre propre à décrire la vie des campagnes à une époque où la ville, peu développée, n’attirait pas encore l’attention. Les nouvellistes, vulgaristes pour la plupart, abondent. Parmi les puristes, on peut citer A. Papadiamandis (1851-1911), originaire de Skiathos, peintre de la vie de son île en images pleines de nostalgie et de poésie profonde; il demeure un des plus grands prosateurs grecs. Cependant, à mesure qu’Athènes se transforme et que la ville l’emporte sur la campagne, la nouvelle cède la place au roman social (G. Xénopoulos, 1867-1951; C. Théotokis, 1872-1923; ...), seul capable d’exprimer la complexité des réalités nouvelles, tandis que la prose vulgariste permet au théâtre de franchir une nouvelle étape. Ainsi, la deuxième décennie du XXe siècle se présente, à tous les points de vue, comme décisive. Attisé par les victoires balkaniques (1912-1913) aussi bien que par les besoins vitaux d’une bourgeoisie en plein essor, le nationalisme conduira à la guerre gréco-turque et à la catastrophe d’Asie Mineure (1922). Une page importante de l’histoire hellénique est tournée.Une littérature de criseLe XXe siècle donne à la littérature et à la poésie grecques contemporaines une reconnaissance internationale. Georges Séféris (1900-1971) et Odysséas Élytis (1911-1996) reçoivent le prix Nobel de littérature, respectivement en 1963 et en 1979. Quant à Kostas Varnalis (1884-1974) et Yannis Ritsos (1909-1990), ils obtiennent le prix Lénine de la paix, en 1958 et 1977. Par ailleurs, les écrits de Nikos Kazantzakis (1883-1957) et de Vassilis Vassilikos (né en 1933) ont accédé à une notoriété mondiale grâce aux adaptations cinématographiques de leurs œuvres (Zorba le Grec et Z ). Entrée de plain-pied dans la littérature européenne et mondiale, la Grèce n’en a pas pour autant oublié ses racines. C’est ainsi que la poésie, souvent tombée en désuétude ailleurs, est ici toujours aussi vivace.Pour la Grèce, le XXe siècle commence en réalité en 1922. Les frontières sont alors presque fixées. Mais l’entrée dans le siècle débute par une tragédie. C’est la « grande catastrophe » d’Asie Mineure. Près d’un million et demi de Grecs sont chassés d’Anatolie après trois millénaires d’implantation. Cet accouchement dans la douleur de la Grèce contemporaine va marquer, pour le meilleur et pour le pire, la littérature. Après 1922, les écrivains de la génération 1880, exaltant l’idéalisme chauvin et la politique de la « Grande Idée », formulée par Venizélos et visant à une extension du territoire grec, sont mis en cause et rejetés par leurs cadets. Ces derniers se crispent dans une résignation et un défaitisme profonds. P. Politis (1890-1934) et I. Apostolakis (1886-1947) s’enferment dans un conservatisme intolérant. Les poètes T. Papatsonis (1895-1976) et T. Barlas se réfugient dans le retour à la religion, tout comme les prosateurs P. Contoglou (1895-1965) et K. Bastias (1901-1972). Le poète K. Ouranis (1890-1953) préfère, quant à lui, l’évocation d’un cosmopolitisme ottoman disparu. Une quatrième école trouve un regain d’espoir dans le nouveau monde marxiste: K. Varnalis (1884-1974) et M. Avgéris (1884-1975). Varnalis est le premier à critiquer le pessimisme ambiant et à fustiger le défaitisme. Par son esprit satirique aigu, il ouvre la voie aux futurs grands maîtres de la génération de 1930. D’autres poètes, enfin, choisissent le désespoir le plus noir: T. Agras (1899-1944), N. Lapathiotis (1889-1944), R. Phyliras (1889-1940). Mais c’est surtout K. Caryotakis (1896-1928) qui se fera l’écho de toutes les frustrations de sa génération. Allant jusqu’au bout de sa pensée, il se suicide. Un nouvelliste prolifique, D. Voutyras (1871-1958), transpose de son côté les anciennes études de mœurs campagnardes dans un cadre urbain.Il faut attendre la publication en 1929 de l’essai de G. Théotokas (1905-1966), Esprit libre , pour assister à une réelle rupture avec cette période. Cet écrit, qualifié de manifeste de la génération 1930, est d’une importance capitale. Le combat sur la question de la langue entre anciens et nouveaux est jeté aux oubliettes. Cette génération, appelée aussi postdémotique, dédaigne les querelles entre partisans de la langue savante (le katharevoussa) et partisans de la langue populaire (démotique). Ses représentants écrivent définitivement en grec contemporain et jugent les œuvres sur le fond, non sur la forme. Cette génération se regroupe autour de la revue Les Lettres nouvelles , fondée en 1935 par G. Katsimbalis, le fameux « colosse de Maroussi » dépeint par Miller. Elle veut une prose claire, souple et vigoureuse, ainsi qu’une poésie forte et audacieuse. Elle rejette le folklorisme mièvre de ses pères et de ses grands-pères. Elle opte pour la modernité occidentale et pose les bases du roman grec contemporain, faisant entrer la Grèce dans le concert de la littérature européenne. Les écrivains de l’après-guerre sont ses fils spirituels. Pourtant, l’optimisme et la générosité de cette génération seront mis à mal par les événements politiques: la dictature du général Metaxas de 1936 à 1941 suivie de la guerre puis de la guerre civile (1946-1949) ont transformé la génération de 1930 en génération sacrifiée. À noter que ses principaux représentants, Séféris, Élytis, Ritsos, le Nazim Hikmet grec, A. Terzakis (1907-1979), voire l’inclassable Kazantzakis, écriront leurs œuvres les plus fortes et les plus achevées après 1950, quand le calme politique sera revenu.Les surréalistes appartiennent à cette génération. L’œuvre d’Élytis, surréaliste modéré proche d’Eluard, alterne entre la beauté des Cyclades et les tragédies du peuple grec. Son Axion Estis (1960) est consacré par le compositeur Mikis Theodorakis (né en 1925), qui met ses vers en musique. Parmi ces surréalistes, signalons A. Embirikos (1902-1975), N. Engonopoulos (1910-1985), N. Gatsos (né en 1918), M. Sachtouris (né en 1917), N. Valaoritis (né en 1921), A. Kyrou (né en 1923). À leur côté, des romanciers marqués par l’histoire néo-hellénique. Cet historicisme de la littérature grecque est d’ailleurs une constante très ancienne. S. Doukas (1895-1983), T. Kastanakis (1901-1967), S. Myrivilis (1892-1969), I. Vénézis (1904-1973) Terzakis, T. Petsalis (né en 1904), P. Prévélakis (1909-1986) tirent leur inspiration de la catastrophe et des guerres des années 1912-1922. Dans cette lignée, des écrivains plus jeunes préfèrent traiter d’événements qui leur sont plus contemporains: l’histoire des années 1930 et 1940, la guerre gréco-italienne en Albanie en 1940-1941, voire la résistance. Parmi ceux-ci: L. Nakou (né en 1905), K. Politis (1893-1974), N. Pentzikis (né en 1908). I. Bératis (1904-1968) et L. Akritas (1909-1965) se penchent plus particulièrement sur la Seconde Guerre mondiale et son cortège de désolations.L’histoire contemporaine grecque étant marquée du sceau de la tragédie, la guerre puis la guerre civile vont effacer la catastrophe de 1922. Entre 1941 et 1949, les Grecs combattent héroïquement les occupants (Allemands, Italiens et Bulgares) tout en s’entre-déchirant sauvagement (guerre civile entre résistants à l’automne de 1943, bataille d’Athènes en décembre 1944, maquis communistes en 1946-1949). En dix ans, près de 10 p. 100 de la population périt. Mais surtout une chape de plomb s’abat sur le pays. La démocratie est bâillonnée et la pensée étouffée. Une nouvelle génération de la défaite apparaît. Mais la génération de 1950, stimulée par celle de 1930, ne sombrera pas dans le défaitisme des aînés de 1920. Battue, emprisonnée, torturée, exécutée, la génération de 1950 s’endurcit dans le souvenir de la maison des morts, dans l’idéal de la résistance et dans l’espoir de jours meilleurs. La poésie choisit la voie du tragique. G. Thémélis (1900-1976), T. Sinopoulos (1917-1981), N. Karousos (né en 1926) expriment ainsi un subjectivisme empreint d’existentialisme. M. Sachtouris, D. Papaditsas (1928-1987) et N. Valaoritis restent attachés aux survivances du surréalisme. Enfin, un courant de gauche lié aux luttes sociales, inauguré par K. Varnalis et imprégné par les événements des années 1940-1950, crée dans la douleur des œuvres de grande qualité. Dans le domaine de la poésie, M. Anagnostakis (né en 1925) est le représentant le plus connu. En janvier 1982, il déclarait: « La résistance est un tableau multicolore où le noir est paradoxalement en harmonie avec le rouge, avec le bleu, avec toutes les couleurs. La couleur de la guerre civile est noire. » Dans le domaine du roman, S. Tsirkas (1911-1980) avec Cités à la dérive (1960-1965) évoque Le Quatuor d’Alexandrie de Durrell. Souvent proches ou issus du Parti communiste grec, ces prosateurs réfléchissent sur les raisons de leur défaite et sur la « trahison » de la direction communiste. Le tragique grec, mêlé au stalinisme kafkaïen, engendre des romans où les souvenirs émouvants se mêlent à un humour désabusé. C. Missios (né en 1930), A. Nikolaïdis (né en 1922), A. Zéi (née en 1927), D. Sotiriou, A. Alexandrou (1922-1978), A. Frangias (né en 1921), T. Kallifatidès font partie de cette école. D’autres, rompant avec le politique, choisissent de décrire la marginalité: K. Taktsis (1927-1988), É. Pétropoulos; T. Patrikios (1928), quant à lui, préfère décrire la période sous le prisme de la tristesse et de la tendresse. Les femmes sont aussi très présentes dans cette école, qui privilégie le roman narratif: A. Zéi, T. Gritsi-Milliex (née en 1920), G. Sarandi (née en 1919), M. Libéraki (née en 1919), M. Kranaki (née en 1922). La nouvelle génération se détache, pour sa part, du spectre de la guerre civile. Vassilikos, toujours attentif à l’histoire de son pays, écrit sur les années 1960, tout comme Tsirkas à la fin de sa vie. Les plus jeunes, enfants du Mai-68 européen et de la révolte, en novembre 1973, des étudiants grecs de l’École polytechnique contre la dictature des colonels, sont en train de mettre en place une génération de la contestation et de l’abondance. Dans le domaine romanesque, les plus connus sont M. Douka, P. Drakodaïdis, G. Giatromanolakis. Quant aux poètes, ils retrouvent les accents désespérés du K. Caryotakis de la génération 1920. Les auteurs les plus remarquables, nés entre 1943 et 1950, sont L. Poulios, V. Stériadis, G. Kondos, M. Pratikakis et K. Mavroudis.
Encyclopédie Universelle. 2012.